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Tous les Taltos naissent en sachant déjà des choses : faits historiques, légendes, chants, nécessité de certains rituels, langue maternelle, langues parlées autour de la mère, connaissances de base de celle-ci et, probablement, une bonne partie du reste de ses connaissances.
En fait, ces aptitudes de base ressemblent à un filon d’or inexploité dans une montagne. Aucun Taltos ne sait ce qu’il peut tirer de cette mémoire résiduelle mais, en fournissant des efforts, il peut découvrir des choses dans son esprit. Certains Taltos savent même trouver le chemin de Donnelaith. Nul ne sait pourquoi. Certains sont attirés vers la côte nord d’Unst, la plus septentrionale des îles Britanniques, pour regarder au-delà de Burrafirth, au phare de Muckle Flugga, à la recherche du pays perdu de notre naissance.
Cela tient à la chimie de nos cerveaux. Finalement, c’est relativement simple, mais nous ne le comprenons qu’une fois que nous savons pourquoi le saumon retourne sur son lieu de naissance au moment du frai ou pourquoi certaines espèces de papillons retrouvent un minuscule endroit dans une immense forêt au moment de la reproduction.
Notre ouïe est extrêmement développée ; le bruit nous fait mal. La musique peut nous paralyser. Nous devons être très prudents à cet égard. Nous reconnaissons un autre Taltos à l’odeur ou à la vue. Nous reconnaissons un sorcier ou une sorcière quand nous les voyons et, pour nous, leur présence est toujours extrêmement réjouissante.
Mais ce sont des caractéristiques dont je vous reparlerai. Ce que je veux dire, maintenant, c’est que, contrairement à ce que croyait Stuart Gordon, nous n’avons pas deux vies. C’est une erreur qui s’est beaucoup colportée parmi les humains. Lorsque nous explorons nos souvenirs les plus enfouis, que nous remontons courageusement dans le passé, nous nous rendons rapidement compte qu’ils ne peuvent être les souvenirs d’un esprit individuel.
Votre Lasher était un esprit qui avait vécu avant, c’est exact. Un esprit agité qui, refusant d’accepter la mort, avait fait une seconde entrée dans la vie, dont d’autres ont payé le prix.
A l’époque du roi Henri et de la reine Anne, les Taltos n’étaient qu’une légende dans les Highlands. Lasher ne savait pas comment approfondir les souvenirs qu’il avait à sa naissance. Sa mère était humaine et il s’est fixé pour objectif de devenir humain, ce que bien d’autres Taltos avaient déjà fait.
En ce qui me concerne, ma vie a débuté lorsque nous étions toujours le peuple du pays perdu et que l’Angleterre était le pays de l’hiver. Nous connaissions son existence mais n’y allions jamais parce qu’il faisait chaud sur notre île. Les souvenirs qui m’ont formé se situent tous sur cette terre. Ils étaient remplis de lumière solaire et d’insouciance et se sont effacés progressivement à cause des événements qui ont suivi, du poids de ma longue vie et de mes propres réflexions.
Le pays perdu se trouvait dans la mer du Nord, relativement près de la côte d’Unst, comme je l’ai dit, dans un endroit où le Gulf Stream de l’époque réchauffait les eaux avant qu’elles n’atteignent nos côtes.
Mais cette terre d’asile où nous nous développions était en fait le cratère d’un volcan gigantesque, large de plusieurs kilomètres. Il se présentait comme une grande vallée fertile entourée de falaises menaçantes mais magnifiques ; une vallée tropicale parsemée de geysers et de sources chaudes sortant de la terre en bouillonnant et s’écoulant en petits ruisseaux qui se rejoignaient en superbes étangs. L’air était toujours humide, les arbres étaient immenses autour de nos lacs et au bord de nos rivières, les fougères gigantesques et les fruits de toutes sortes et de toutes couleurs : mangues, poires, melons… Les baies sauvages et le raisin ne manquaient jamais et l’herbe était bien épaisse et bien verte.
Les meilleurs fruits étaient les poires à la chair presque blanche. Les meilleurs fruits de mer étaient les huîtres, les moules et les patelles, elles aussi toutes blanches. Il y avait des arbres à pain, dont le fruit pelé était également blanc. Les chèvres sauvages, quand on parvenait à les attraper, donnaient leur lait. Mais il ne valait pas celui de nos mères.
Les vents de la côte parvenaient rarement jusque dans la vallée, hermétiquement close, à l’exception de deux ou trois cols. Les côtes étaient dangereuses car, bien que plus chaude que sur les côtes britanniques, la mer était néanmoins froide et les vents étaient assez violents pour nous emporter. En fait, lorsqu’un Taltos voulait mourir, j’ai entendu dire qu’il allait s’enfoncer dans la mer.
Je crois que notre pays était une île, très grande, certes, mais une île. Certaines femmes aux cheveux blancs avaient pour coutume d’en faire le tour à pied, en longeant les plages, et l’on m’a rapporté que ce périple prenait un grand nombre de jours.
Nous avons toujours connu le feu car il y avait des endroits dans la montagne où il était craché par la terre. De la terre très chaude, de la lave fondue sortait en petits filets de ces endroits et s’écoulait jusqu’à la mer.
Nous avons toujours su comment nous procurer du feu, l’entretenir et l’alimenter. Nous l’utilisions pour éclairer nos longues nuits d’hiver, que nous ne désignions par aucun nom et qui n’étaient pas froides. De temps en temps, nous nous servions du feu pour cuisiner des festins mais, la plupart du temps, ce n’était pas nécessaire. Parfois, nous l’utilisions dans le cercle pour les naissances. Nous dansions tout autour et jouions avec. Mais, à ma connaissance, personne ne se brûlait jamais.
J’ignore sur quelle distance les vents sont capables de transporter les graines, les oiseaux, les brindilles, les branches ou les arbres déracinés, mais tout ce qui aimait la chaleur allait vers cette terre, et c’est là que notre race a pris naissance.
Épisodiquement, l’un d’entre nous racontait qu’il avait visité les îles Britanniques – que l’on appelle aujourd’hui Shetland ou Orcades – ou même la côte écossaise. Nous les appelions les îles de l’hiver ou, de façon plus littérale, les îles du froid mordant. Ces récits nous passionnaient. Parfois, un Taltos était emporté par le vent et réussissait, on ne sait comment, à nager jusqu’au pays de l’hiver et à s’y fabriquer un radeau pour revenir.
Certains Taltos prenaient volontairement la mer par esprit d’aventure. Ils partaient sur des bateaux en rondins et, s’ils ne se noyaient pas, revenaient chez nous à demi frigorifiés et ne reparlaient jamais de retourner au pays de l’hiver.
Tout le monde savait qu’il y avait dans ces contrées des animaux couverts de fourrure qui tuaient les gens s’ils le pouvaient. Cela avait donné naissance à des milliers de légendes, de fausses idées et de chansons sur les neiges hivernales, les ours des forêts et la glace flottant sur les lochs.
Très rarement, un Taltos commettait un crime. Par exemple, il s’accouplait sans permission et engendrait un nouveau Taltos qui, pour une raison ou une autre, n’était pas le bienvenu. Ou alors quelqu’un blessait volontairement quelqu’un d’autre et la victime mourait. C’était rarissime. J’en ai entendu parler mais je ne l’ai jamais vu. Le criminel était banni, c’est-à-dire qu’on l’emmenait en Angleterre sur un grand bateau et on l’y laissait mourir.
Nous ne connaissions aucun cycle saisonnier car, pour nous, même l’été écossais était frigorifiant. Nous évaluions le temps en lunes et le concept d’année nous était inconnu.
Bien entendu, il y avait une légende sur l’époque d’avant la lune. Et puis celle du temps avant le temps, mais personne ne s’en souvenait.
Je suis incapable de vous dire combien de temps j’ai vécu sur cette terre avant sa destruction. Quant à l’odeur puissante des Taltos, elle était pour nous aussi naturelle que l’air et je n’ai appris que plus tard à la discerner, afin de différencier un Taltos d’un humain.
Comme tous les Taltos, je me rappelle le Premier Jour. Je venais de naître, ma mère m’aimait et je suis resté un long moment à discuter avec mes parents. Ensuite, je me suis levé et j’ai grimpé sur les hautes falaises jusqu’à la bouche du cratère, là où celles aux cheveux blancs s’asseyaient pour discuter pendant des heures. Ma mère m’a donné le sein pendant des années. Si une femme n’allaitait pas, le lait tarissait et ne revenait qu’à la prochaine naissance. Or, les femmes refusaient que le lait tarisse et donnaient volontiers le sein aux hommes. La succion leur procurait un grand plaisir et il était fréquent que, après l’amour, l’homme tète le sein de la femme, pour le plaisir. La semence du Taltos était blanche comme celle de l’homme.
Les femmes se donnaient aussi le sein entre elles et se moquaient gentiment des hommes parce que leurs tétons étaient secs.
Un des jeux favoris des hommes était de coincer une femme isolée et de boire son lait jusqu’à ce que ses cris de protestation soient entendus et qu’on vienne la délivrer. Mais personne n’aurait songé à faire un autre Taltos avec cette femme ! Et, si elle ne voulait vraiment pas que l’on boive son lait, on la libérait après un laps de temps raisonnable.
Les femmes jouaient aussi à ce jeu entre elles. Pour le choix de la « victime », le critère était la beauté et, de façon plus secondaire, la personnalité. Nous avions des personnalités distinctes, mais tout le monde était beau et, d’une façon générale, de bonne humeur.
Nous avions des coutumes mais je n’ai aucun souvenir de lois.
La mort d’un Taltos était toujours accidentelle. De nature joueuse et téméraire, un Taltos mourait en tombant d’une falaise, en s’étouffant avec un noyau de pêche, ou même en se faisant attaquer par un rongeur, car nos hémorragies étaient impossibles à stopper. Un Taltos jeune se brisait rarement un os. Mais, une fois que sa peau avait perdu son élasticité de bébé et qu’il avait quelques cheveux blancs, il pouvait se tuer en tombant d’une falaise. C’est à cet âge que mouraient la plupart des Taltos, je crois. Parmi nous, il y avait des cheveux blancs, blonds, roux et noirs. Très peu d’entre nous avaient plusieurs couleurs de cheveux et, bien entendu, les jeunes étaient de loin supérieurs en nombre aux vieux.
Parfois, un fléau s’abattait sur la vallée et décimait notre peuple. Les récits de ces fléaux étaient les plus tristes de notre répertoire.
Mais j’ignore toujours de quelle sorte de fléau il s’agissait. Ceux qui tuaient les humains ne nous tuaient apparemment pas.
Je me rappelle seulement que les fléaux existaient et que nous soignions les malades. Je suis né en sachant comment me procurer le feu et le rapporter dans la vallée. Et je savais aussi comment l’obtenir sans aller le chercher : le moyen le plus simple était d’en demander à quelqu’un. Je suis né en sachant faire cuire les moules et les patelles sur le feu. Je savais confectionner une pâte à peinture noire à partir de cendres.
Pour en revenir à la mort, la notion de meurtre nous était inconnue. Personne ne croyait vraiment qu’un Taltos avait le pouvoir d’en tuer un autre. Si, lors d’une querelle, quelqu’un était poussé d’une falaise et mourait, la chose était considérée comme un accident. Mais le responsable pouvait éventuellement être accusé de négligence et proscrit.
Les cheveux blancs, qui aimaient raconter les histoires, étaient ceux qui avaient vécu le plus longtemps, mais personne ne les considérait comme vieux. Et si l’un d’eux ne se réveillait pas un beau matin, on supposait qu’il s’était blessé accidentellement à l’insu de tous. Les cheveux blancs avaient souvent la peau très fine et l’on voyait pratiquement leur sang couler dessous. Souvent, ils avaient perdu leur odeur. Mais, à part ces détails, nous n’avions pas d’âge.
En fait, être vieux revenait à raconter les plus longues et les meilleures histoires et connaître des récits sur des Taltos qui n’étaient plus.
Les histoires étaient contées en vers libres, chantées, ou débitées rapidement, à grand renfort d’images, de rythmes, de morceaux de mélodie et de rires. Elles faisaient la joie de tous. C’était le côté spirituel de la vie.
Quant au côté matériel de la vie, je ne crois pas qu’il y en ait eu un au sens strict du terme. La notion de propriété n’existait pas, hormis pour les instruments de musique et les pigments pour la peinture. Et encore, on les partageait volontiers. Tout était facile.
De temps en temps, une baleine s’échouait sur une plage. Une fois que sa chair avait pourri, nous emportions ses os et fabriquions des jouets. Creuser dans le sable était très amusant, de même que déterrer des petits rochers pour les faire rouler jusqu’en bas d’une colline. Même sculpter des petites formes dans un os avec une pierre acérée ou un autre os était source d’amusement.
Mais les histoires… Il fallait pour cela un talent respectable et une véritable mémoire. Pas seulement la sienne, mais également les souvenirs racontés par d’autres.
Vous voyez où je veux en venir. Nos certitudes sur la vie et la mort étaient donc fondées sur ces conditions et ces notions d’un type très particulier. L’obéissance était naturelle chez les Taltos. Être agréable était naturel. Nous n’avons jamais eu parmi nous de rebelle ou de visionnaire jusqu’à ce que du sang humain se mêle au nôtre.
Les femmes aux cheveux blancs étaient très peu nombreuses, une pour dix hommes, peut-être. Et elles étaient très recherchées car leur ventre était desséché, comme celui de Tessa, et elles n’enfantaient pas après s’être données à un homme.
Les naissances tuaient les femmes. Elles les affaiblissaient et, si elles ne mouraient pas au bout de la quatrième ou la cinquième, elles tombaient dans un profond sommeil et finissaient par mourir. C’est pourquoi bien des femmes ne voulaient pas d’enfant du tout ou pas plus d’un.
L’accouplement de deux vrais Taltos engendrait toujours une naissance. Ce n’est que plus tard, lorsque nous avons été mis en contact avec les humains, que nos femmes commencèrent à s’user, comme Tessa, à force d’avoir eu des hémorragies. Les Taltos ayant une origine humaine ont des caractéristiques particulières dont je reparlerai en temps utile.
En règle générale, les jeunes femmes étaient attirées par la maternité. Les hommes se seraient bien accouplés tout le temps parce qu’ils aimaient cela. Mais chacun savait qu’un enfant naîtrait à tous les coups, un enfant de la même taille que sa mère ou plus grand. Donc, personne ne faisait l’amour juste pour le plaisir.
Pour le plaisir, les femmes faisaient l’amour entre elles et les hommes entre eux. Ou alors les hommes avec les femmes aux cheveux blancs. Parfois un homme était sollicité par plusieurs jeunes vierges impatientes de porter son enfant. La femme qui pouvait avoir six ou sept enfants sans mourir avait son lot de plaisir, de même que celle qui, pour une raison inconnue, ne mettait jamais d’enfant au monde.
Dans mon souvenir, le viol, la rancune tenace et les exécutions n’existaient pas.
Je me souviens d’âpres discussions et même de disputes à propos d’accouplement, mais elles se cantonnaient toujours aux chants et aux mots.
Je ne me rappelle aucun acte de mauvaise humeur ou de cruauté. L’ignorance n’existait pas ; c’est-à-dire que nous naissions en sachant ce qu’étaient la gentillesse, la bonté, la valeur du bonheur, le profond amour du plaisir et le désir de partager ce plaisir avec les autres car il assurait celui de la tribu.
Il arrivait qu’un homme tombe éperdument amoureux d’une femme, et vice versa. Cela donnait lieu à d’interminables discussions, qui duraient des jours et des nuits, jusqu’à ce que l’accouplement soit accepté ou rejeté.
À ce que l’on disait, il naissait davantage de femmes que d’hommes. Mais personne ne tenait de comptes. Pour ma part, je crois qu’il y avait plus de femmes et qu’elles mouraient plus facilement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, selon moi, les hommes étaient si attentionnés avec elles : ils savaient qu’elles allaient mourir. Les femmes simples étaient fort appréciées car elles étaient toujours gaies, heureuses de vivre et n’avaient pas peur d’enfanter.
Les morts accidentelles entraînaient invariablement un cérémonial d’accouplement pour remplacer le mort. En période de fléau, cela prenait des proportions orgiaques car la tribu tenait absolument à se repeupler.
Rien ne manquait. Nous ne connaissions pas la surpopulation et ne nous disputions jamais pour des fruits, des œufs ou des animaux laitiers. Nous avions tout en abondance, il faisait chaud et nous passions notre temps à des activités agréables.
C’était le paradis, l’Éden, la période bénie dont parlent tous les peuples. C’était avant que les dieux ne se fâchent, qu’Adam ne croque la pomme fatale. La félicité et l’abondance régnaient. Je m’en souviens. J’y étais.
Je me rappelle que la tribu s’est réunie à plusieurs reprises pour former un nombre incalculable de cercles. Il se peut qu’à cette occasion la totalité de la population ait été présente. Personne ne le savait.
Le plus souvent, nous formions de petits cercles et reconstituions notre chaîne de souvenirs, qui n’avait rien à voir avec celle décrite par Stuart Gordon.
Quelqu’un criait : « Qui se souvient d’il y a très très longtemps ? » Et l’un de nous se lançait dans un récit de cheveux blancs morts depuis longtemps qu’il avait entendu peu après sa naissance. Ce récit était alors considéré comme le plus vieux jusqu’à ce que quelqu’un d’autre prenne la parole pour en raconter un encore plus vieux.
Certains se portaient volontaires pour raconter leurs plus anciens souvenirs. Les autres s’appliquaient alors à y ajouter des éléments et nous parvenions ainsi à mettre bout à bout de longues séquences d’événements.
C’était pour nous un moment passionnant, très spécial, le plus beau de nos exploits intellectuels, outre la musique et la danse.
Ces séquences n’étaient jamais très mouvementées : nous aimions les anecdotes drôles ou insolites et, bien sûr, les belles histoires. Nous adorions parler des belles choses.
Nous passions rapidement sur les accidents graves, qui ne nous intéressaient pas. Parfois, rarement, on nous racontait une histoire de visionnaire. Nous aimions les biographies de musiciens ou d’artistes, de femmes rousses ou d’hommes qui avaient construit un bateau pour aller en Angleterre et étaient revenus narrer leur périple. Nous aimions les récits d’hommes et de femmes très beaux qui ne s’étaient jamais accouplés et, de ce fait, étaient admirés par tous. Dès qu’ils s’accouplaient, ils perdaient de leur charme.
Les jeux de mémoire étaient souvent réservés aux jours longs, c’est-à-dire ceux où la nuit ne durait guère plus de trois heures. Notre notion des saisons se limitait au jour et à la nuit, et cela n’avait que peu d’importance puisque, longues journées d’été ou courtes journées d’hiver, nous vivions sensiblement de la même façon. Les jours longs nous permettaient de batifoler plus longtemps mais ce devait être la seule différence.
Ce rituel de la chaîne de souvenirs est très important pour la suite. Après notre émigration vers le pays du froid mordant, cette tradition orale devint essentielle pour notre survie dans les Highlands. Ne possédant aucun écrit, c’était notre unique façon de conserver nos connaissances. Dans le pays perdu, ce n’était qu’un passe-temps, un jeu.
L’événement le plus important pour nous était la naissance. Non pas la mort, fréquente et fortuite, triste mais insignifiante, mais la naissance d’un nouvel être.
Celui qui ne prenait pas cela au sérieux était considéré comme un imbécile.
Pour qu’il y ait accouplement, il fallait que les gardiens de la femme soient consentants et que les hommes donnent leur permission à l’homme choisi.
Les enfants ressemblaient à leurs parents, grandissaient tout de suite et possédaient les caractères de leur père, de leur mère ou des deux. Ainsi, les hommes s’opposaient généralement à l’accouplement d’un homme de faible constitution, même si la coutume autorisait chacun à le faire au moins une fois.
Quant à la femme, la question était de savoir si elle comprenait à quel point l’enfantement était une terrible épreuve. Elle allait souffrir, son corps s’affaiblirait, elle risquait de saigner et même de mourir, soit à la naissance, soit plus tard.
Certaines combinaisons physiques étaient meilleures que d’autres et c’était souvent l’objet de nos conflits. Ces disputes n’étaient jamais très graves mais toujours extrêmement bruyantes : on criait, on tapait du pied. Les Taltos adoraient s’invectiver et s’injurier jusqu’à ce que l’un des adversaires soit épuisé au point de ne plus pouvoir réfléchir.
Très, très rarement, un homme ou une femme était considéré comme si parfait, si bien proportionné, que s’accoupler avec lui ou elle pour mettre au jour un bel enfant était un grand honneur. Cela donnait lieu à des compétitions et des jeux.
Ces querelles et ces jeux étaient les seuls moments un peu difficiles que nous connaissions. Et ces rituels se sont perdus lorsque nous avons émigré vers le pays du froid mordant car nous avons eu alors des problèmes bien plus graves à affronter.
Lorsque le couple avait finalement obtenu la permission – je me rappelle avoir dû la demander à vingt personnes différentes, discuter âprement et attendre la réponse pendant des jours –, la tribu se réunissait et formait cercle sur cercle jusqu’à ce que les gens en aient assez parce qu’ils étaient trop loin du centre pour voir quelque chose.
Les tambours et les danses pouvaient commencer. S’il faisait nuit, on allumait les torches et le couple s’embrassait et s’adonnait à des jeux amoureux jusqu’au moment fatidique. Si les préliminaires duraient une heure, c’était pour nous merveilleux, s’ils duraient deux heures, c’était sublime. Beaucoup ne tenaient pas plus d’une demi-heure. La consommation elle-même durait très longtemps. Combien de temps, je l’ignore, mais plus en tout cas que chez les humains ou les Taltos nés d’humains.
Le couple se séparait lorsque le moment de la naissance était venu. Le ventre de la mère gonflait terriblement et c’était très douloureux. Le père aidait l’enfant à sortir du ventre de la mère, le réchauffait de ses mains et le mettait au sein de sa mère.
Tout le monde se rapprochait pour assister au miracle : grand de soixante à quatre-vingt-dix centimètres au moment de l’expulsion, fragile, très mince et s’abîmant facilement s’il n’était pas manipulé avec délicatesse, l’enfant s’allongeait et s’étoffait à vue d’œil. En moins de quinze minutes, il atteignait sa taille adulte. Ses cheveux et ses doigts s’allongeaient et ses os, d’abord flexibles, se durcissaient. La grosseur de sa tête triplait.
Après la naissance, la mère était comme morte. Mais l’enfant s’étendait à côté d’elle, lui parlait et, parfois, elle se mettait aussi à parler et à chanter pour lui. Bien que très faible, elle s’appliquait à extraire de son petit ses premiers souvenirs pour qu’il ne les oublie jamais.
Nous pouvons oublier. Raconter est pour nous le seul moyen de mémoriser et de graver les souvenirs. Raconter, c’est lutter contre la solitude, l’ignorance et la tristesse dans laquelle nous plonge l’oubli. C’était du moins notre conviction.
L’enfant était pour tous une grande joie. Il symbolisait davantage pour nous qu’un simple enfant : il perpétuait l’espèce, il assurait la pérennité de la tribu.
Non pas que nous doutions de cette pérennité mais, selon la légende, il arrivait que des femmes aient enfanté des avortons ou n’aient pas enfanté du tout et que la tribu se soit réduite à sa plus simple expression. Certains fléaux rendaient les femmes stériles et, parfois, les hommes aussi.
L’enfant était très aimé et choyé par ses deux parents. Si c’était une fille, on l’emmenait peu après dans un endroit où ne vivaient que des femmes. En général, l’enfant était le lien d’amour entre l’homme et la femme, qui ne cherchaient plus à s’aimer par un autre moyen. Nous ne connaissions pas le concept du mariage ou de la monogamie. Au contraire, ces notions étaient considérées comme frustrantes, dangereuses et stupides.
Sans doute cela se produisait-il parfois. J’en suis persuadé. Un homme et une femme s’aimaient tellement qu’ils ne voulaient pas être séparés. Mais je n’en ai pas connu. Rien n’empêchait un homme et une femme de se voir mais l’amour et l’amitié n’avaient rien de romantique. Ils étaient purs.
Je pourrais vous parler encore longtemps de nos coutumes.
Des petits mammifères vivaient sur l’île, des sortes d’ânes, mais l’idée ne nous serait jamais venue de les chasser ou de les manger.
Je pourrais également décrire nos différents types d’habitat, et les rares accessoires vestimentaires que nous portions. Nous n’aimions pas les vêtements. Nous n’en avions pas besoin et ne voulions pas porter à même la peau des objets aussi sales. Je pourrais vous décrire nos bateaux horriblement mal conçus et des milliers d’autres détails.
Il arrivait que certains d’entre nous se glissent jusqu’à l’endroit où vivaient les femmes, où elles dormaient dans les bras les unes des autres et faisaient l’amour. Lorsqu’elles nous découvraient, elles insistaient pour que nous partions. Il y avait des endroits dans les grottes, les cavernes et les alcôves près de sources bouillonnantes qui étaient de véritables petits nids d’amour pour les hommes entre eux et les femmes entre elles.
L’ennui était inconnu dans ce paradis. Il y avait bien trop de choses à faire. On pouvait jouer pendant des heures sur la plage, et même nager, pour les plus audacieux. On pouvait ramasser des œufs et cueillir des fruits, danser et chanter. Les peintres et les musiciens étaient les plus industrieux d’entre nous. Et puis il y avait les constructeurs de bateaux et les constructeurs de huttes.
L’ingéniosité avait ses lettres de noblesse. On me tenait pour très ingénieux. Je comprenais des choses que les autres ne remarquaient même pas. Par exemple, je m’étais aperçu que les moules des étangs chauds grossissaient plus vite lorsque le soleil tapait sur l’eau et que certains champignons poussaient mieux lorsque les jours étaient courts. J’aimais aussi inventer toutes sortes de systèmes comme un monte-charge fait de lianes et de paniers tressés pour faire descendre les fruits du sommet d’un arbre.
Mais si les gens m’admiraient pour cela, ils se moquaient aussi. Je suppose que ce genre d’invention n’était pas indispensable à leurs yeux.
La notion de corvée n’existait pas. Chaque nouvelle journée apportait sa kyrielle de possibilités et personne ne remettait en question la suprématie du plaisir.
La souffrance était une épreuve.
C’est pourquoi nous avions une telle révérence pour la naissance : elle faisait souffrir la femme. Chez nous, la femme n’était pas l’esclave de l’homme. Elle était souvent aussi forte que lui, ses bras étaient aussi longs que les siens et elle était aussi agile.
L’enfantement, synonyme à la fois de plaisir et de douleur, était le mystère le plus important de nos vies. Le seul, en fait.
Voilà. Notre monde était fait d’harmonie et de pur bonheur, un monde constitué d’un seul grand mystère et de milliers de petites choses secondaires mais merveilleuses.
C’était le paradis et aucun Taltos, qu’il soit de pure souche ou, par la suite, de sang mêlé, n’oubliait jamais le pays perdu et la période bénie de l’harmonie.
Lasher devait s’en souvenir, et Emaleth aussi.
L’histoire de ce paradis est dans notre sang. Nous le voyons, nous entendons le chant de ses oiseaux et nous sentons la chaleur de la source volcanique. Nous avons le goût de ses fruits, nous entendons sa mélodie et nous pouvons la chanter. Nous savons donc ce que les humains ne peuvent qu’imaginer : le paradis existe et peut revenir.
Avant de passer au cataclysme et au pays de l’hiver, j’ai encore une chose à ajouter.
Je crois qu’il y avait des méchants parmi nous, des êtres violents, mais personne ne voulait en parler. Nos récits ne mentionnaient jamais ni viol, ni rixe sanglante, ni rivalité. Nous avions la violence en horreur.
Comment rendions-nous la justice ? Je l’ignore. Nous n’avions pas de chefs au sens strict du terme. Nous avions plutôt des sages qui se réunissaient et formaient une sorte d’élite à qui chacun pouvait s’adresser.
Je crois que la violence existait parce que nous connaissions les concepts de bon Dieu et de Malin. Le bon Dieu était la divinité qui nous avait donné notre pays, nos moyens de subsistance et le plaisir ; le Malin avait créé le pays du froid mordant, se réjouissait lorsqu’un Taltos mourait accidentellement et, parfois, prenait possession d’un Taltos.
Des mythes étaient-ils attachés à cette vague forme de religion ? Je n’en connais pas. Nous ne pratiquions pas le sacrifice. Nous célébrions le bon Dieu par des chants, des poèmes et nos rondes. Lorsque nous dansions, lorsque nous faisions des enfants, nous étions proches du bon Dieu.
Un grand nombre de ces chants me reviennent très souvent. Il m’arrive de descendre en début de soirée et de parcourir les rues de New York, seul dans la foule, en chantant. Alors, les sensations du pays perdu, le son des tambours et des cornemuses et la vision des femmes et des hommes faisant la ronde me reviennent. A New York, on peut faire cela sans que personne ne fasse attention à vous. Cela m’amuse beaucoup.
Il m’arrive de croiser des gens qui chantent aussi ou marmonnent tout seuls. Certains s’approchent de moi pour bavarder ou chantent à mon intention, puis passent leur chemin. En d’autres termes, je suis accepté par les cinglés de New York.
Après, je sors en voiture et je distribue des manteaux et des écharpes à ceux qui n’en ont pas. Parfois, j’envoie Remmick, mon majordome. Nous ramenons dans le hall les gens qui dorment dans la rue, nous les nourrissons et leur préparons des lits. Mais lorsqu’ils se bagarrent nous les mettons tous dehors.
Cela me rappelle soudain un autre aspect désagréable de notre vie au pays perdu. Comment ai-je pu l’oublier ? Certains Taltos se laissaient prendre par la musique et ne pouvaient plus en sortir. Si c’était une musique jouée par d’autres, il suffisait de l’arrêter pour les libérer. Mais s’ils se laissaient prendre à leur propre musique, ils continuaient de chanter et de danser jusqu’à ce qu’ils tombent raides morts.
Moi-même je me suis souvent laissé prendre par la musique, la danse et le rythme, mais j’arrivais toujours à en sortir.
Pour tout le monde, le Taltos qui mourait en dansant ou en chantant partait vers le bon Dieu.
Je vivais déjà depuis longtemps lorsque s’est produit le cataclysme. Disons, peut-être, vingt ou trente ans.
Ce fut une catastrophe exclusivement naturelle. Plus tard, certains ont dit que les soldats romains ou les Pictes nous avaient chassés de notre île, mais c’est faux. Dans le pays perdu, nous n’avons jamais vu un seul être humain.
Un grand tremblement de terre causa la destruction de notre pays. Cela commença par des grondements et des nuages de fumée obscurcissant le ciel. Les geysers nous ébouillantaient. Les étangs devinrent brûlants. La terre se mit à bouger et à tonner jour et nuit.
Beaucoup de Taltos sont morts. Les poissons des étangs aussi, et les oiseaux s’étaient enfuis. Les hommes et les femmes fuyaient à la recherche d’un refuge mais revenaient bredouilles.
Finalement, nos rangs furent tellement décimés que tous ceux qui restaient construisirent des radeaux, des bateaux et des pirogues, tout ce qu’ils pouvaient, pour se rendre au pays du froid mordant. Nous n’avions pas le choix. Notre terre n’était plus que chaos.
Je ne sais pas combien sont restés ni combien se sont exilés. Jour et nuit, nous préparions nos embarcations et ceux qui les avaient terminées partaient. Les sages aidaient les sots – c’est ainsi que nous distinguions en réalité les vieux des jeunes – et, vers le dixième jour, je pris la mer avec deux de mes filles, deux hommes que j’aimais et une femme.
Et c’est du pays de l’hiver que, un après-midi, je vis mon pays natal sombrer dans la mer. La véritable histoire de mon peuple commença à cet instant.
C’est alors que débutèrent nos épreuves et nos tribulations, nos souffrances et notre prise de conscience de ce qu’étaient la bravoure et le sacrifice. C’est là que nous connûmes ce que les êtres humains considèrent comme sacré et qui ne peut venir que de la difficulté et de la lutte pour survivre. L’idéalisation du bonheur et de la perfection ne peut fleurir que dans l’esprit de ceux qui ont perdu leur paradis.
J’étais sur une haute falaise lorsque j’assistai à la fin du cataclysme. L’île se brisa et fut engloutie par les flots.
Le Malin a triomphé, disaient ceux qui étaient avec moi. Et, pour la première fois, nos chants et nos récits devinrent des lamentations.
Ce devait être la fin de l’été lorsque j’ai fui vers le pays du froid mordant. Il faisait vraiment très froid. L’eau du bord des plages était suffisamment froide pour faire perdre conscience à un Taltos. Nous avons tout de suite su qu’elle ne serait jamais chaude.
L’hiver fut dramatique. La plupart des Taltos qui s’étaient enfuis moururent dès le premier hiver. Ceux qui restaient s’accouplaient furieusement pour reconstituer la tribu. Mais nous ignorions que l’hiver reviendrait, et bien d’autres encore moururent le second hiver.
Il nous fallut trois ou quatre de vos ans pour comprendre le cycle des saisons.
Notre esprit de superstition fit son apparition pendant ces premières années. Nous passions notre temps à nous demander pourquoi nous avions été chassés de chez nous et si le bon Dieu s’était retourné contre nous.
Mon sens de l’observation et mon penchant pour les inventions me valurent d’être promu chef incontesté de tous. Mais toute la tribu se mit à apprendre très vite des choses comme la chaleur des cadavres d’ours et de leur fourrure. Les trous étaient plus chauds que les cavernes et, à l’aide de cornes d’animaux morts, nous creusions des habitats souterrains que nous recouvrions de troncs d’arbres et de pierres.
Sachant faire le feu, nous perfectionnâmes rapidement ce savoir. Nous mîmes également au point des sortes de roues et des carrioles qui nous permirent de transporter notre nourriture et nos malades.
Petit à petit, ceux qui avaient survécu à tous les hivers se mirent à enseigner aux jeunes tout ce qui était vital pour nous. Pour la première fois, nous devions faire preuve de prudence. L’allaitement devint un moyen de survie. Toutes les femmes enfantaient au moins une fois pour compenser l’énorme taux de mortalité.
Si la vie n’avait pas été si dure, nous aurions pu vivre cette période dans un grand plaisir créatif. Je pourrais vous énumérer toutes les inventions qui furent faites.
Disons que nous étions des chasseurs-cueilleurs d’un type très primitif, même si nous ne mangions la viande des animaux qu’en cas d’extrême disette, et nous progressions par à-coups et d’une façon très différente de celle des humains.
Nos grands cerveaux, notre capacité verbale et l’étrange mariage d’instinct et d’intelligence dont nous disposions nous rendaient à la fois plus rusés et plus maladroits, plus perspicaces et plus sots par bien des aspects.
Bien sûr, nous avions nos querelles en période de grande pénurie ou lorsqu’il y avait désaccord sur la direction à prendre pour aller chasser, par exemple. Des petits groupes se détachaient donc du groupe principal et parlaient de leur côté.
Je m’étais déjà habitué à mon rôle de chef et ne voyais personne pour me remplacer. On m’appelait simplement Ashlar. Je ne portais aucun titre particulier et j’exerçais une énorme influence sur les autres. Je vivais dans la terreur qu’ils ne se perdent, ne se fassent dévorer par les bêtes sauvages ou ne se bagarrent entre eux. Car les rixes et les bagarres étaient devenues notre lot quotidien.
À mesure que les hivers passaient, nos aptitudes s’amélioraient. En poussant vers le sud pour suivre le gibier ou, simplement, par instinct ou par hasard, nous parvînmes dans une région plus chaude, où l’été durait plus longtemps, et c’est là que débuta notre vénération pour les saisons.
Pour nous amuser, nous montions sur des chevaux sauvages. Mais nous ne pensions pas que les chevaux pouvaient être réellement domestiqués. Nous nous en sortions mieux avec les bœufs qui, bientôt, prirent notre place pour tirer nos carrioles.
Cette période fut très intense sur le plan religieux. J’invoquais le bon Dieu chaque fois que des ennuis nous obligeaient à remettre de l’ordre dans notre vie. Et nous procédions à des exécutions jusqu’à deux fois par an.
Il y en a tant à dire sur tous ces siècles qui furent une période transitoire entre le pays perdu et l’arrivée des humains. Et une bonne partie de ce que nous avions déduit, présumé, appris et mémorisé fut détruite lorsqu’ils arrivèrent.
Disons simplement que nous étions devenus un peuple hautement développé qui vénérait le bon Dieu par des banquets et des danses. Nous continuions de pratiquer le jeu de la mémoire et d’observer nos règles de conduite même si, désormais, nos hommes « savaient » dès leur naissance être violents, se battre, se surpasser et rivaliser, tandis que nos femmes naissaient en se « rappelant » la peur.
Certains événements étranges eurent des conséquences bien plus importantes que nous ne l’eussions cru à l’époque.
Nous n’étions pas seuls en Angleterre. Un Taltos nous rapporta qu’il était tombé sur des gens détestables, aussi méchants que des animaux, et qu’il avait dû les tuer pour se défendre. Or, ils avaient laissé derrière eux des pots de terre joliment peints, des armes en pierre magique et de drôles de créatures ressemblant à des ânes imberbes et sans défense, qui étaient peut-être leurs petits.
Cela confirma notre idée qu’ils étaient des sauvages car, pour nous, seuls les animaux pouvaient laisser leurs petits sans défense.
Mais le Taltos avait eu pitié d’eux, les avait nourris de lait et s’en était occupé. Ayant tant entendu parler d’eux, nous en prîmes cinq avec nous qui, alors, ne pleuraient plus tout le temps et savaient marcher.
Ces êtres ne vivaient pas longtemps. Disons, trente-cinq ans. Mais, au cours de ce laps de temps, ils évoluaient constamment. De petites choses toutes roses, ils devenaient plus grands et plus forts pour finalement rapetisser et se ratatiner curieusement. Ils étaient donc pour nous des sortes de primates primitifs que nous ne traitions pas mieux qu’ils auraient traité des chiens.
Ils n’étaient pas très malins et ne comprenaient pas nos paroles au débit plutôt rapide. Nous découvrîmes un jour qu’ils nous comprenaient si nous parlions lentement, mais, visiblement, ils ne possédaient aucun langage à eux.
Nous pensions donc qu’ils étaient nés stupides, avec un savoir inné inférieur à celui des oiseaux ou des renards. Et bien qu’acquérant avec le temps une plus grande capacité de raisonnement, ils restaient relativement faibles et de petite taille et leur corps se couvrait de poils hideux.
Lorsqu’un homme de notre race s’accouplait avec une femme de la leur, celle-ci saignait et mourait. Et leurs hommes faisaient saigner nos femmes. Sans compter qu’ils étaient très frustes et maladroits.
Au fil des siècles, nous avons rencontré plusieurs fois de ces créatures ou en avons acheté à d’autres Taltos, mais nous ne leur avons jamais connu d’organisation propre. Nous les considérions comme inoffensives et ne leur donnions aucun nom. Elles ne nous enseignaient rien et nous faisaient pleurer d’énervement lorsque nous essayions de leur apprendre quelque chose.
Nous trouvions bien triste que ces grands animaux qui ressemblaient tant à des Taltos, qui marchaient debout et n’avaient pas de queue, soient dépourvus de cerveau.
Entre-temps, nous avions établi des lois très strictes. La désobéissance était punie de peine capitale. Les exécutions étaient devenues un rituel au cours duquel le Taltos coupable mourait rapidement des coups qu’on lui assenait sur le crâne.
Le crâne d’un Taltos reste souple longtemps après que ses autres os se sont durcis. Pour qui sait s’y prendre et, malheureusement, nous l’avions appris, le crâne est donc facile à écraser.
Toutefois, la mort nous horrifiait toujours. Le meurtre était un crime fort peu fréquent et la peine de mort était donc réservée à ceux qui menaçaient toute la communauté. La naissance était toujours notre principale cérémonie sacrée et lorsque nous trouvions des endroits propices pour nous installer, nous choisissions un lieu de culte que nous marquions d’un cercle de pierre.
Ah, les cercles de pierre ! Dans tout le pays, à notre insu, nous étions devenus le peuple aux cercles de pierre.
Il nous arrivait d’investir un nouveau territoire, poussés par la famine ou parce qu’un groupe de Taltos que nous n’aimions pas et avec qui nous refusions de cohabiter se rapprochait de nous. Dans ce cas, nous avions pour coutume de faire tout de suite un cercle. En fait, son diamètre et la grosseur de ses pierres indiquaient dans quelle mesure nous revendiquions le territoire. Et quand nous voyions un très grand cercle qui n’avait pas été construit par nous, nous savions que c’était le territoire d’autres et qu’il nous fallait passer notre chemin.
Et ceux qui osaient ne pas respecter un cercle sacré étaient harcelés jusqu’à ce qu’ils décampent. Souvent, bien entendu, c’était la pénurie qui imposait ces règles draconiennes. Une plaine, même grande, ne pouvait supporter que quelques chasseurs. Nous préférions les endroits près des lacs et des rivières ou sur les côtes, mais aucun n’était le paradis, aucun n’apportait la chaleur et l’abondance du pays perdu.
Lorsque notre territoire était envahi ou occupé, nous nous réclamions de la protection divine. Je me rappelle avoir sculpté moi-même le bon Dieu tel que je me le représentais, avec à la fois des seins et un pénis, au sommet d’une pierre énorme dans l’un de ces cercles. Les autres Taltos savaient ainsi qu’ils devaient respecter notre cercle sacré et, par conséquent, notre territoire.
Parfois, des envahisseurs s’obstinaient, renversaient les pierres de ceux qui vivaient là et construisaient leur propre cercle au même endroit. Dans ce cas, on se livrait bataille.
Se faire chasser était épuisant mais, chaque fois que nous déménagions, notre désir le plus vif était de construire un cercle encore plus grand et plus imposant. Nous cherchions désespérément des pierres tellement lourdes que personne ne réussirait à les déloger ni même n’oserait essayer.
Nos cercles reflétaient donc à la fois notre ambition et notre simplicité : la joie de danser et la volonté de nous battre et de mourir pour notre territoire.
Nos valeurs de base, inchangées depuis le pays perdu, s’étaient cependant renforcées pour certains rituels. Tout le monde était obligé d’assister à la naissance d’un nouveau Taltos. Aucune femme ne pouvait enfanter plus de deux fois.
Le nouveau Taltos était considéré comme un présage. S’il n’était pas beau et parfait physiquement, la peur s’emparait de la tribu. Le nouveau-né parfait était toujours une bénédiction du bon Dieu, mais nos croyances devenaient tristes. Et plus elles étaient tristes, plus nous tirions de fausses conclusions d’événements purement naturels, plus était triste notre obsession des grands cercles.
Vint enfin l’année où nous nous installâmes dans la plaine.
C’était dans le sud de l’Angleterre, une plaine appelée aujourd’hui Salisbury, dont le climat était formidable pour nous et le meilleur qui nous ait jamais été donne. Quand ? Avant l’arrivée des êtres humains.
À l’époque, nous avions compris que l’hiver était incontournable. Or, dans cette plaine, les étés étaient plus longs et plus doux qu’ailleurs. Les forêts étaient épaisses et regorgeaient de gibier et la mer n’était pas loin. Des troupeaux d’antilopes sauvages paissaient dans la plaine.
Nous décidâmes donc de nous établir là.
Le nomadisme avait depuis longtemps perdu son attrait. Nous n’avions qu’une envie : nous sédentariser, trouver un refuge permanent.
Nous nous considérions comme très supérieurs aux autres tribus pour bien des raisons et, principalement, parce que nous avions été nombreux à vivre dans le pays perdu et comptions parmi nous beaucoup de cheveux blancs. Nous étions les mieux organisés et avions le plus grand nombre de coutumes. Certains d’entre nous avaient des chevaux et savaient les monter et notre caravane était constituée de nombreuses carrioles. Nous avions enfin d’énormes troupeaux de moutons, de chèvres et d’une espèce de bœufs sauvages qui n’existe plus.
Certains se moquaient de nous, surtout parce que nous tombions souvent de cheval mais, en règle générale, les autres Taltos nous craignaient et demandaient notre aide en cas de difficultés.
Après avoir décidé de nous approprier pour toujours la plaine de Salisbury, nous choisîmes de bâtir le plus grand cercle de pierre au monde.
À cette époque, nous avions déjà compris que la construction du cercle cimentait la tribu, l’organisait, écartait la discorde et rendait les danses d’autant plus joyeuses, pierre après pierre, à mesure que le cercle devenait impressionnant.
Cette entreprise ambitieuse rythma plusieurs siècles de notre existence et fut pour nous un formidable levier en termes d’inventivité et d’organisation. La recherche des blocs de grès, le moyen de les transporter et de les ériger puis, enfin, la mise en place des linteaux devinrent la justification même de notre vie.
Nous avions pratiquement perdu les notions de plaisir et de jeu. Nous étions des survivants du froid mordant. La danse, comme tout le reste, avait été sanctifiée. Pourtant, ce fut une époque passionnante.
Les Taltos dissidents qui voulaient partager notre vie se joignaient à nous et nous devînmes si nombreux que nous pouvions résister à toute invasion. En fait, la toute première monstrueuse pierre de notre tracé inspira un tel respect que d’autres Taltos vinrent l’adorer, se joindre à nos rondes ou les observer au lieu d’essayer de nous prendre une partie de la plaine.
Ces siècles furent ceux de notre apogée. Nous bâtîmes nos campements dans toute la plaine, toujours à courte distance du cercle, et parquâmes nos animaux dans de petits enclos. Nous plantâmes des sureaux et des prunelliers tout autour de nos campements et ceux-ci devinrent des forts.
En revanche, nous ne savions pas faire de poterie, et nous achetions les ustensiles à d’autres Taltos qui les avaient achetés à ces drôles de gens poilus qui abordaient la côte dans des embarcations en peau de bête.
Bientôt, des tribus affluèrent de toute l’Angleterre pour participer aux rondes dans notre cercle de pierre.
D’autres grands cercles furent érigés, mais aucun n’atteignit l’envergure du nôtre. Pendant cette période de prospérité, nous prîmes l’habitude de nous réunir à nouveau dans les cercles. Nous dansions, mais surtout nous échangions et approfondissions les détails de nos histoires préférées et rectifiions les versions erronées des légendes du pays perdu.
Nous nous rendions en groupe au cercle appelé aujourd’hui Avebury mais également plus au sud, près de Glastonbury Tor, si cher à Stuart Gordon.
Notre cercle, notre cromlech, existe toujours. Vous avez compris qu’il s’agit de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ensemble mégalithique de Stonehenge. Laissez-moi vous donner quelques précisions que seuls des érudits connaissent. Ce n’est pas nous qui avons construit l’enceinte circulaire. Nous n’avons érigé que deux cercles, avec du grès, extrait dans d’autres régions, dont Marlborough Downs et Amesbury. Le cercle intérieur comportait dix menhirs et le cercle extérieur en comprenait trente. Je rêvais d’un cercle de menhirs qui aurait ressemblé à une ronde d’hommes et de femmes. Chaque pierre aurait fait, en largeur, le double de la taille d’un Taltos et, en hauteur, la taille d’un Taltos.
Mais, parmi nous, beaucoup souhaitaient poser des pierres transversales, qui leur donnaient une impression de refuge et leur rappelaient le grand cône volcanique qui, autrefois, protégeait la vallée tropicale du pays perdu. Je me suis rallié à leurs souhaits.
Ce n’est que plus tard que des peuples construisirent à Stonehenge le cercle de pierres bleues et bien d’autres formations encore. Et, à une époque ultérieure, notre temple en plein air fut enclos dans une sorte d’édifice en bois par des humains. Je préfère ne pas penser aux rites sanglants qui y furent pratiqués.
Quant aux emblèmes gravés sur les menhirs, un seul nous appartenait. Il se trouvait sur la pierre centrale, aujourd’hui disparue. C’était une représentation du bon Dieu, avec des seins et un phallus.
Plus tard, les humains qui reprirent Stonehenge pour un usage différent du nôtre ajoutèrent d’autres gravures.
Mais je peux vous assurer que, de notre temps, aucun être, qu’il soit Taltos, humain ou autre, ne venait dans notre grand cercle sans ressentir la présence du sacré dans son enceinte. Bien avant son achèvement, il était devenu un lieu d’inspiration et il l’est resté.
Ce monument contient l’essence de notre peuple. Et c’est le seul que nous ayons jamais construit.
Nous avions conservé nos valeurs : nous déplorions la mort, nous ne faisions aucun sacrifice sanglant et nous considérions la guerre comme un fléau. Notre art consistait à chanter-et à faire des rondes à Stonehenge.
Imaginez, si vous voulez bien, une vaste plaine neigeuse, un grand ciel bleu, des volutes de fumée s’élevant des campements et des huttes construites près du cercle. Imaginez les Taltos, hommes et femmes, tous de ma taille, les cheveux longs jusqu’à la taille ou aux chevilles, vêtus de peaux et de fourrures cousues avec soin, de hautes bottes de cuir, se tenant tous par la main pour former des cercles parfaits et chantant de tout leur cœur.
Nous ornions nos cheveux de feuilles de lierre, de gui, de houx et de tout feuillage qui restait vert en hiver. Nous en étalions également sur le sol.
En été, nous mettions des fleurs partout.
Les chants et la musique étaient magnifiques. Nous avions du mal à nous arracher du cercle. Du reste, certains ne le quittaient jamais de leur plein gré.
Au début, personne ne présidait les rondes. Par la suite, on me demanda de me mettre au centre, de jouer de la harpe et d’ouvrir la danse. Au bout de plusieurs heures, un autre venait me remplacer, et ainsi de suite, chaque chanteur ou musicien entonnant une nouvelle mélodie que les autres reprenaient en chœur.
La naissance d’un Taltos était devenue un événement encore plus important qu’au pays perdu. Des cercles plus serrés se formaient spontanément et lorsque le nouveau-né ouvrait les yeux, il apercevait une gigantesque tribu chantant pour lui, le caressant et prenant soin de lui.
Bien sûr, nous changions : ce que nous avions appris avait modifié le patrimoine génétique des nouveau-nés.
Ceux nés à l’époque des cercles avaient un sens du sacré bien plus fort que le nôtre et s’adonnaient moins à l’humour, à l’ironie et à la suspicion. Ils étaient plus agressifs et ne reculaient pas devant le meurtre, lorsque c’était nécessaire.
Si vous m’aviez posé la question à l’époque, j’aurais affirmé que notre peuple régnerait pour l’éternité. Et si vous m’aviez dit que des gens viendraient nous décimer pour le plaisir, nous violer et tout brûler pour la seule raison que c’était dans leur nature, je ne vous aurais pas crus. J’aurais répondu qu’il nous suffirait de parlementer avec eux, de leur raconter nos histoires et d’écouter les leurs pour qu’ils se mettent à danser et à chanter et oublient jusqu’à l’envie de se battre.
Nous ne connaissions des êtres humains que les petits hommes poilus et gentils, bien que grognons, qui venaient nous vendre des marchandises avant de repartir sur leurs bateaux.
Nous avions entendu des récits de massacres et de raids mais nous n’y croyions pas. Après tout, pourquoi quelqu’un ferait-il cela ?
Par la suite, nous découvrîmes avec stupéfaction que les êtres humains qui venaient en Angleterre avaient la peau douce comme la nôtre, qu’ils s’étaient fabriqué boucliers, casques et épées et avaient des centaines de chevaux domestiqués, sur le dos desquels ils nous attaquaient, puis ils brûlaient nos camps, transperçaient nos corps et nous décapitaient.
Au début, ces raids étaient peu fréquents. Les guerriers venaient par la mer et fonçaient sur nous la nuit. Chaque fois, nous pensions que c’était la dernière.
Souvent, nous parvenions à les repousser. Nous n’avions pas leur nature violente mais nous pouvions nous défendre. Nous formions de grands cercles pour discuter de leurs armes en métal et de la possibilité de fabriquer les nôtres. Nous faisions même des prisonniers pour tenter de leur extirper leurs connaissances. C’est ainsi que nous découvrîmes que, quand nous couchions avec leurs femmes, elles mouraient.
L’illusion de pouvoir les tenir en respect s’écroula en l’espace d’une saison. Nous apprîmes par la suite pourquoi ils ne nous avaient pas attaqués plus tôt : nous ne possédions rien qu’ils aient eu envie de posséder. Ensuite, ils voulurent principalement nos femmes et certains des beaux présents offerts par les pèlerins.
D’autres tribus de Taltos affluèrent vers la plaine, refoulées de la côte par les envahisseurs humains.
Nous fortifiâmes donc nos camps pour l’hiver, nos rangs s’étant grossis des nouveaux arrivants.
La neige arriva. Nous avions de la nourriture en suffisance et vivions en paix, supposant que les envahisseurs n’aimaient pas la neige. Nous avions pris aux morts leurs lances et leurs épées et nous sentions en sécurité.
Le moment vint d’organiser le cercle de naissance d’hiver pour remplacer nos morts et ceux d’autres villages.
Les cercles furent formés et les feux sacrés allumés. Nous voulions affirmer au bon Dieu notre foi dans le retour de l’été.
Après deux jours de chants, de danses, de naissances et de festins, des hordes humaines investirent la plaine.
Nous entendîmes le terrible grondement des sabots des chevaux avant de les voir, semblable à celui du cataclysme qui avait détruit le pays perdu. Des cavaliers arrivant de toutes parts fondirent sur nous et notre sang fut répandu sur les menhirs.
De nombreux Taltos, soûlés de musique et de jeux érotiques, ne résistèrent même pas. Ceux d’entre nous qui s’enfuirent vers les camps allumèrent un grand feu.
Lorsque la fumée se fut dissipée et que les cavaliers eurent disparu en emportant des centaines de nos femmes dans nos propres carrioles, nos installations étaient réduites en cendres et nous n’étions plus qu’une poignée.
Nous en avions assez de la guerre. Nous ne voulions plus revivre toutes ces horreurs. Nos nouveau-nés avaient été massacrés jusqu’au dernier, morts dans les premiers jours de leur vie. Très peu de femmes restaient et la plupart avaient déjà enfanté plusieurs fois.
Le second soir après le massacre, nos éclaireurs revinrent nous dire que nos craintes étaient fondées : les guerriers avaient établi leur camp dans la forêt et bâtissaient des constructions définitives.
Nous devions partir vers le nord, retourner dans les vallées cachées des Highlands ou dans des endroits inaccessibles pour ces hommes cruels. Le voyage prit le reste de l’hiver. Naissances et décès devinrent quotidiens et nous fûmes attaqués à plusieurs reprises par de petites bandes d’humains. Plus d’une fois, nous réussîmes à épier ce qui se passait dans leurs villages et, à deux reprises, nous attaquâmes des fortins pour libérer nos hommes et nos femmes dont nous entendions les chants de loin.
Lorsque nous arrivâmes dans la vallée de Donnelaith, c’était le printemps. La neige fondait, la forêt verdissait à nouveau et le loch avait dégelé. Ce refuge n’était accessible de l’extérieur que par une rivière dont le tracé était si sinueux que le loch n’était pas visible de la mer. En fait, la grande crique par laquelle des marins auraient pu entrer ressemblait, vue de la mer, à une simple grotte. Ce n’est que bien plus tard que le loch devint un port ouvrant sur la mer.
Nous étions enfin en sécurité.
Les Taltos que nous avions libérés au passage nous firent les récits les plus atroces. Les humains avaient découvert notre mode de reproduction, qui les avait fascinés. Ils avaient torturé sans pitié nos nommes et nos femmes pour les forcer à se reproduire et avaient crié de joie et de peur lorsqu’un nouveau Taltos apparaissait. Mais bien des nôtres avaient résisté et des femmes s’étaient suicidées. D’autres avaient été tués lors de tentatives d’évasion.
Lorsque les humains s’aperçurent que les nouveau-nés pouvaient se reproduire immédiatement, ils les forcèrent à le faire et les pauvres, apeurés et en plein désarroi, durent s’exécuter. Les humains connaissaient le pouvoir de la musique sur les Taltos et comment l’utiliser.
En résumé, une haine profonde naquit entre nous et les guerriers. Ils étaient pour nous des animaux sauvages capables de détruire toute forme de vie. Et ils nous prenaient pour des monstres amusants et relativement inoffensifs.
Il nous apparut bientôt que le monde était rempli de gens de leur taille, voire plus petits, qui vivaient et se reproduisaient entre eux.
Au cours de nos raids, nous avions réuni différents objets ayant appartenu à ces gens. Nos esclaves nous faisaient des récits de grands royaumes entourés de murs, de palaces dans des déserts et des jungles, de tribus rivales et de populations réunies dans des campements dont nous ne pouvions imaginer les dimensions. Ces campements avaient par ailleurs reçu des noms.
Tous ces gens se reproduisaient comme les humains. Leurs bébés étaient minuscules et sans défense et grandissaient à demi sauvages et à demi intelligents. Tous étaient agressifs, aimaient la guerre et aimaient tuer.
Après notre installation dans la vallée de Donnelaith – c’est nous qui lui avons donné ce nom – nous avons énormément réfléchi et discuté sur la construction d’un nouveau cercle.
Nous avons célébré la naissance de nombreux Taltos, que nous préparions dès le départ aux épreuves à venir. Nous enterrions nos morts : des blessés, des femmes mortes en couches et tous ceux qui ne voulaient pas vivre.
Ce fut pour mon peuple une période de souffrance encore plus éprouvante que le massacre. Des Taltos forts, des cheveux blancs et de grands chanteurs s’adonnèrent entièrement à leur musique jusqu’à s’écrouler, morts, dans les hautes herbes.
Nous réunîmes un nouveau conseil et une conclusion logique s’imposa à nous : les humains devaient être éradiqués si nous ne voulions pas que leur folie meurtrière détruise tout ce que le bon Dieu nous avait donné. Le fait qu’ils existent en très grand nombre dans des contrées lointaines ne nous arrêtait pas. Notre mode de reproduction nous permettait de remplacer en peu de temps nos victimes et, très rapidement, nous pouvions obtenir une supériorité numérique écrasante, si seulement… si seulement nous avions du goût pour la guerre.
En une semaine, après des discussions sans fin, nous décrétâmes que nous n’avions pas le nerf de la guerre. Certains d’entre nous, oui. Ceux dont la colère et la haine était si fortes qu’ils étaient capables de fondre sur l’ennemi et de le mettre en pièces. Mais, dans l’ensemble, les Taltos ne pouvaient tuer de cette façon. Les humains finiraient donc par l’emporter.
Il était déjà arrivé qu’un peuple soit anéanti par manque d’agressivité, mais notre cas était différent : nous savions.
Nous avions toujours été persuadés de notre supériorité sur les humains. Nous étions sidérés qu’ils n’apprécient pas nos chants et nos histoires et, quand ils nous attaquaient, nous étions convaincus qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. À défaut de les vaincre par la force, nous étions partis du principe qu’il suffisait de discuter avec eux de leur enseigner ce que nous savions, de leur prouver que la vie était bien plus plaisante sans tueries.
À la fin de cette première année, nous capturâmes quelques prisonniers humains hors de la vallée et ce que nous apprîmes était désespérant : tuer était pour eux un art sacré.
Ils tuaient pour leurs dieux, sacrifiant des centaines de leurs semblables lors de leurs rituels. En fait, la mort était le point central de leur vie. Horrifiés, nous décidâmes de rester bien en sécurité dans la vallée.
Les années passèrent, pendant lesquelles nous envoyions des éclaireurs vérifier ce qui se passait à l’extérieur.
À la fin de la première décennie, nous apprîmes qu’il n’y avait plus aucune colonie Taltos en Angleterre, hormis la nôtre. Tous les anciens cercles avaient été abandonnés. Et nous apprîmes de prisonniers que nous étions pourchassés pour être sacrifiés aux divinités des humains.
Ce fut au cours du siècle suivant que les envahisseurs conquirent le pays.
Bien des éclaireurs partis pour délivrer des Taltos ne revenaient jamais mais nos jeunes étaient impatients de franchir les montagnes et de traverser la mer.
Les aventuriers qui revenaient, souvent avec quelques prisonniers humains, confirmaient nos craintes. D’un bout à l’autre de l’Angleterre, les Taltos étaient en voie d’extermination. Dans la plupart des endroits, ils n’étaient plus qu’une légende et dans certaines villes – c’est ainsi qu’on appelait alors les colonies –, des gens payaient des fortunes pour un Taltos. Mais les hommes ne les pourchassaient plus et la plupart ne croyaient pas qu’ils avaient existé.
Ceux qui se faisaient capturer étaient des Taltos sauvages. Voici pourquoi.
Dans bien des campements, le sacrifice aux dieux consistait à accoupler des prisonniers Taltos et des femmes humaines, afin qu’elles meurent de leur semence.
Il s’avéra que quelques-unes de ces femmes ne moururent pas immédiatement et eurent un enfant quelques semaines plus tard. Certaines survécurent même suffisamment longtemps pour allaiter leur enfant et, en quelques heures, le Taltos hybride atteignait sa taille adulte.
Dans certains villages, ces naissances étaient un désastre. Dans d’autres, c’était un heureux présage car un jeu raffiné consistait à obtenir un couple de Taltos de mère humaine, à les faire se reproduire et à se constituer ainsi un cheptel de prisonniers que l’on faisait danser, chanter et enfanter. C’étaient des Taltos sauvages.
Il y avait un autre moyen d’obtenir un Taltos sauvage. Il arrivait de temps à autre qu’un bébé humain naisse d’une femme Taltos. La pauvre prisonnière, objet de plaisir, ignorait d’abord qu’elle était enceinte puis, au bout de quelques semaines, donnait naissance à un enfant qui grandissait rapidement et qu’on lui prenait pour le réserver à quelque usage effroyable.
Quels mortels étaient capables de se reproduire ainsi avec une Taltos ? À force de recouper les récits, il nous parut peu à peu évident qu’un certain type d’humain était plus apte que les autres à concevoir un Taltos : possédant de grands dons spirituels, il savait lire dans le cœur des gens, prédire l’avenir et guérir par l’imposition des mains. Au bout de quelque temps, plusieurs siècles, en fait, nous fûmes capables de les distinguer des autres sans nous tromper.
Nous recueillions les Taltos sauvages et les femmes humaines enceintes de Taltos qui parvenaient à s’enfuir et à rejoindre la vallée.
Ces femmes nous apprenaient beaucoup.
Si nos enfants naissaient quelques heures après la conception, ceux-là mettaient une quinzaine de jours ou un mois, selon que la mère était au courant ou non de son état de grossesse. Si elle l’était et si elle parlait à son enfant pendant la gestation, calmait ses craintes et lui chantait des chansons, la croissance était grandement accélérée. Les Taltos hybrides naissaient avec les connaissances de leurs ancêtres humains. En d’autres termes, ils avaient à la fois notre patrimoine génétique et celui des humains.
C’est ainsi que le savoir humain s’ajouta au nôtre.
Mais les Taltos sauvages nés en captivité naissaient aussi avec les souvenirs de notre race et grandissaient dans la haine de leurs tyrans humains. Dès que possible, ils s’évadaient, se réfugiaient dans les bois ou allaient vers le nord, peut-être pour retrouver le pays perdu. Quelques malheureux retournèrent d’instinct dans la plaine de Salisbury et, n’y trouvant personne, survécurent dans la forêt proche ou furent capturés et tués.
Inévitablement, ils se reproduisirent entre eux et créèrent une minorité désespérée de Taltos errant dans toute l’Angleterre à la recherche de leurs ancêtres et du paradis de leurs souvenirs.
Au cours des siècles, beaucoup de sang humain se mélangea à celui des Taltos sauvages et ceux-ci développèrent des habitudes et des croyances qui leur étaient propres. Ils vivaient dans les cimes des arbres, se peignant parfois le corps en vert pour se camoufler ou s’habillant de feuillages.
Ce furent eux, disait-on, qui créèrent les Petites Gens. En fait, les Petites Gens vivaient déjà probablement depuis longtemps à l’écart de toute autre civilisation. Nous en avions aperçu au début, lorsque nous régnions sur l’Angleterre, mais ils se tenaient toujours à l’écart. Dans nos légendes, ils étaient des sortes de monstres.
Mais des récits nous parvinrent aux oreilles selon lesquels ils étaient le fruit d’un croisement raté entre un Taltos et un humain, c’est-à-dire que la conception n’était pas suivie de développement et que le nouveau-né était bossu et nain.
Quelle est la part de vérité sur leur lien de parenté avec nous ? Nous l’ignorions.
Toujours est-il que pendant la période des croisements hybrides où les Taltos sauvages tentaient de découvrir avec qui ils pouvaient se reproduire, nous nous aperçûmes que ces horribles petits monstres malveillants et méchants, les Petites Gens, pouvaient le faire avec nous. S’ils parvenaient à séduire l’un de nous et s’accoupler, l’enfant était le plus souvent un Taltos.
Une race compatible ? Une évolution naturelle ? Nous ne le saurons jamais.
Mais la légende s’était répandue et les Petites Gens s’en prenaient à nous avec autant de brutalité que les humains. Ils nous posaient des pièges et essayaient de nous attirer par la musique. Ils ne se comportaient pas comme les guerriers mais recouraient à la ruse, nous jetaient des sorts qui nous envoûtaient. Ils rêvaient de devenir une race de géants, comme ils nous appelaient. Lorsqu’ils capturaient nos femmes, ils s’accouplaient à elles jusqu’à ce qu’elles meurent. Quant à nos hommes, ils procédaient avec eux de la même façon que les humains.
Selon la mythologie, ils avaient été autrefois grands comme nous, mais les démons les avaient rendus tels qu’ils étaient, les avaient chassés et les avaient fait souffrir. Ils avaient la même longévité que nous et leurs rejetons naissaient aussi rapidement et avec les mêmes proportions que les nôtres.
Mais nous avions peur d’eux. Nous les haïssions, nous ne voulions pas qu’ils nous utilisent et nous avions fini par croire que nos enfants pouvaient devenir comme eux si on ne leur donnait pas le lait, si on ne les aimait pas.
Il y a toujours des Petites Gens dans la lande et ceux qui ne connaissent pas leur histoire leur donnent des noms d’autres créatures mythiques : fées, Sluagh, Ganfers, farfadets, elfes.
Ils sont en voie d’extinction à Donnelaith, mais il en subsiste ailleurs. Ils volent des femmes humaines pour se reproduire mais n’ont pas plus de succès que nous. Ils espèrent s’emparer d’une sorcière qui pourra engendrer un Taltos. Ils sont mauvais et n’hésitent pas à tuer les gens et à faire brûler leur graisse sur des torches pour le plaisir.
Samuel, à condition de le convaincre de parler, vous donnerait sa version des faits. Il pourrait vous raconter comment et pourquoi il a quitté les Petites Gens. C’est une histoire passionnante.
Revenons aux Taltos sauvages, ces hybrides portant des gènes humains. Se réunissant en groupes lorsqu’ils le pouvaient, ils échangeaient leurs souvenirs et leurs récits et formaient des petites colonies à part.
De temps en temps, nous partions à leur recherche et les ramenions chez nous. Ils se reproduisaient avec nous, nous donnaient des enfants et nous leurs prodiguions conseils et connaissances.
Curieusement, ils ne restaient jamais longtemps. Ils revenaient parfois se reposer dans la lande mais retournaient dans le monde sauvage où ils tuaient des humains avec leurs flèches puis s’enfuyaient en riant dans les forcis, se prenant pour des créatures magiques.
Ce besoin de bouger sans arrêt eut une conséquence dramatique : ils révélèrent notre existence à qui voulait l’entendre. Quelle naïveté de notre part de ne pas l’avoir compris à temps !
Et, bientôt, la légende de la lande, des géants qui engendraient des enfants sachant marcher et parler dès la naissance, commença à se répandre dans toute l’Angleterre.
Tout ce que nous avions construit à Donnelaith, nos tours qui devaient nous défendre contre les invasions, nos rituels anciens soigneusement préservés et transmis, nos souvenirs, nos valeurs, notre foi sacrée dans l’amour et la naissance : tout cela fut menacé par ceux qui, pour différentes raisons, voulurent nous voir de leurs propres yeux.
Par ailleurs, comme je l’ai mentionné, certains d’entre nous nés dans la lande voulaient partir à l’aventure. Nous leur avons appris à se guider sur les étoiles pour pouvoir retrouver le chemin de la maison. Nous avons inculqué un grand nombre de notions à nos enfants avant même leur naissance. Et nous vérifiions le résultat obtenu en les interrogeant une fois qu’ils étaient nés. C’était stupéfiant. Ils connaissaient la géographie de l’Angleterre, savaient fabriquer des armes, craignaient et haïssaient les humains et savaient comment les éviter ou les vaincre. Et ils connaissaient l’Art du Langage.
L’Art du Langage devint une nécessité après notre rencontre avec les humains. Nous parlons bien plus vite qu’eux. À leurs oreilles, le débit de nos paroles ressemble à un sifflement ou à un fredonnement. Par nécessité, nous nous sommes entraînés à parler au même rythme qu’eux et avons développé une sorte de rhétorique nous permettant de jeter la confusion dans leurs esprits, de les fasciner et, ainsi, d’avoir quelque prise sur eux.
Bien entendu, cet Art du Langage ne pouvait nous sauver de l’extinction, mais pouvait sauver un Taltos isolé découvert par des humains.
Tous ceux qui voulaient s’aventurer à l’extérieur devaient maîtriser l’Art du Langage : parler lentement et savoir se montrer persuasifs.
Ceux qui nous quittaient allaient s’installer dans des régions sauvages et isolées, bâtissaient leurs tours de pierres sèches et se faisaient passer pour des humains auprès des gens qu’ils rencontraient.
Mais, inévitablement, ils finissaient par révéler le secret de notre existence.
Personnellement, j’ai toujours refusé de renoncer, même si, d’une certaine façon, je savais notre cause perdue. Nous étions en mesure de défendre la vallée mais nous étions prisonniers dans notre enclave. Ceux qui se faisaient passer pour des humains, qui vivaient parmi eux en prétendant provenir d’un clan très ancien me fascinaient. Et si nous faisions la même chose ? Et si, au lieu de nous couper des humains, nous les laissions nous approcher en leur faisant croire que nous étions humains comme eux ? Si nous vivions avec eux sans leur révéler notre rituel de naissance ?
Finalement, nous mîmes au point un dangereux subterfuge…